« Ce qui nous fait le plus peur, c’est ce qui est le plus familier et le plus banal. Ce garçon d’à côté, Donnie Pfaster, le frère banal de quatre sœurs aînées, extraordinaire seulement par sa banalité, pourrait devenir le diable dans une chemise boutonnée. On dit que la peur de l’inconnu est une réponse aux excès de l’imagination. Mais notre peur du quotidien, de l’étranger qui rôde, des bruits de pas dans les escaliers, la peur de la mort violente et l’envie de survivre sont aussi effrayantes que n’importe quel X-File. Aussi réel que l’acceptation que cela puisse vous arriver. »
(X-Files, Irresistible, Saison 2 Épisode 13).
La représentation de la violence nous purifie de ce que nous ne voudrions surtout pas vivre (Aristote, la catharsis, IVème siècle av. J.C). Cinéma, télévision et littérature nous soulageraient de cette violence avec une abondance et une richesse imaginaire qui laissent perplexe et songeur quant à la capacité de l’être humain à faire de l’horreur sous toutes ses formes un art, sinon un produit de consommation courante. Un très large public demande à se plonger dans les produits de cette créativité, ces nombreuses formes d’intrigues policières et criminelles qui se doivent avant tout d’être captivantes. L’histoire que l’on n’arrive pas à lâcher distille ce plaisir croissant : plonger dans ce que nous fuyons absolument dans notre quotidien, bien que nos journées s’achèvent souvent dans ces représentations télévisuelles ou romanesques qui font ainsi partie de notre vie. Autant d’évasions de la grisaille de la quotidienneté, de figures d’un extra-ordinaire qui habite notre imaginaire autant que nous le fuyons dans le réel.
Comme regard sur toutes ces horreurs, ces meurtres et cette violence fictives, il est rassurant d’avoir un guide, une stabilité, une normalité. Même l’anti-héros est rassurant dans sa stabilité, d’enquête en enquête. Il reste le même. Nous pourrions presque être lui dans la déviance et le non conformisme séduisants de celui qui défend la société comme la sécurité du quotidien contre tous ces monstres en réalité bien humains. Alternatives à cet anti-héros si habituel, de Philip Marlowe à Columbo, des figures féminines attachantes s’imposent telles Elma, héroïne des romans de Eva Björg Ægisdóttir. Ou encore Grace Campbell et Sarah Geringën, héroïnes des romans de Nicolas Beuglet, et tant d’autres. Si le « polar » est un genre très riche aux très nombreuses formes, celui qui nous conduit dans l’intrigue et l’horreur est bien souvent un personnage qui reste le même, non transformé par ce qu’il vit dans son métier, rassurant aussi dans ses limites. Nous aimons partager sa normalité en le retrouvant inchangé, fidèle à lui-même, de crime en meurtre, de viol en en assassinat. Temperance Brennan, au travers des 246 épisodes de la si populaire série Bones, change très peu. Sherlock Holmes traverse le temps par sa légende car il reste le même au travers d’une soixantaine d’enquêtes.
Symétriquement, le criminel est l’Autre, devient de plus en plus Autre au fur et à mesure qu’il se dévoile dans l’horreur de ses actes que découvre un enquêteur qui peut être ébranlé, se mettre en danger mais sort indemne de l’aventure qu’il nous fait vivre par procuration. Il est notre regard. Prêt pour l’épisode suivant, il incarne notre stabilité et nous rassure. Si l’histoire dépasse dans ses enjeux celle du simple roman policier et met en cause leur statut social et leur vie, comme le fait Nicolas Beuglet, ses deux héroïnes assument une continuité psychologique personnelle et des valeurs qui sont supposées être les nôtres, consensuelles, communes, partagées.
Cette normalité a-t-elle véritablement un sens, au-delà de ce qu’elle rassure ? Se demander ce qu’est « être normal » implique de se questionner sur ce que signifie « être humain », surtout en en explorant les frontières par le visage du tueur. Tous ces meurtres, toute cette violence, sont bien humains si la figure la plus authentique du monstre est celle de l’homme lui-même derrière son apparente banalité. Cela existe-t-il, être normal, derrière la persona – le masque ? Qu’avons-nous au fond de nous-mêmes ? Le criminel dans toute l’horreur de ses actes est-il bien l’Autre, l’Étranger ? Chercher à le capturer, le démasquer implique aussi de le comprendre et il faut en remercier le héros somme toute bien normal dont c’est le métier.
Mais cela est-il possible ? Peut-on rester normal en cherchant à comprendre l’horreur ? Pourquoi, aussi, faire un tel métier, et dans quelle mesure la confrontation au pire de l’homme peut-elle laisser intact ? L’enjeu de tout ceci est la confrontation à la vérité de l’humain… Mais l’enquêteur n’est pas un philosophe, au contraire peut-être de celui qui opère, fasciné, de telles mises en scène : l’écrivain.
Maxime Chattam met en jeu dans ses romans l’humanité de deux enquêteurs confrontés à des paroxysmes d’horreur dans leurs enquêtes sur les tueurs en série. Il ne nous présente pas une succession d’histoires vécues par un super héros qui demeure au fond le même à travers toutes ces horreurs, mais explore le parcours intérieur de ces personnages dans leur transformation profonde face au pire de l ’homme. L’écrivain se livre donc à une réelle interrogation sur la nature humaine – que nous révèle la nature du monstre – dans les enjeux d’un tel parcours pour l’enquêteur lui-même. Mais l’écrivain va ressentir un fort besoin de se mettre lui aussi en scène. Les deux personnages dont il est question sont Joshua Brolin et Ludivine Vancker.
Nous allons dans un premier temps présenter leurs enquêtes, les modes de leur mise en scène et les criminels qu’ils pourchassent, pour nous acheminer vers une interrogation sur la personnalité de l’enquêteur en relation avec l’écrivain, présent dans certains récits. Dans un second temps, nous nous pencherons sur trois romans qui sortent du cadre de l’enquête policière mais poursuivent la même interrogation sur la violence dans la nature humaine. Ensuite, nous verrons comment cette thématique devient plus large en impliquant la nature elle-même, dans un vaste cycle très différent : Autre-Monde, et la fusion des genres très divers de l’imaginaire. Nous prolongerons enfin cette analyse en mentionnant quelques textes qui, s’ils ne font pas cycle, s’inscrivent bien dans la continuité d’une œuvre très riche qu’on ne peut réduire au simple thriller policier.
- I – L’enquêteur transformé par le criminel
- 1-1 – Criminels ordinaires et contextes
- 1-2 – Les génies du mal
- 1-3 – Miroirs du criminel : le profiler
- 1-4 – Le profiler, l’écrivain et le philosophe
- II – Derrière le serial killer, le visage de l’humain
- III – L’adolescence, la vie et la machine
- 3-1 Autre-Monde
- 3-2 Perspectives
- Conclusion
Attention, ce texte constitue une analyse approfondie de nombreux romans qu’il “spoile” considérablement si vous poursuivez votre lecture.
I – L’enquêteur transformé par le criminel
1-1 – Criminels ordinaires et contextes
S’interroger sur la déviance conduit à questionner l’humain lui-même, voire élaborer une représentation globale de son psychisme et de sa personne. Ce questionnement, le psychologue comme le psychanalyste le connaissent bien. Freud défend explicitement l’idée que la théorie générale de l’inconscient psychique nous est donnée par l’étude des névroses, pathologies bien ordinaires qui n’impliquent en elles-mêmes aucune criminalité. De même qu’en médecine classique, on comprend mieux un organe du corps en étudiant ses maladies. Ceci suppose une « normalité » ou plutôt une neutralité de départ, l’idée que l’être humain naît vierge. La profondeur de sa personnalité est déterminée par la société, l’éducation qui civilise, voire les accidents de la vie. L’homme est-il bon à l’origine ? N’est-il rendu mauvais que par la société humaine et le cours de l’existence ? Ne perdons pas de vue que ces notions de bien et de mal sont fondamentalement humaines et non naturelles. L’homme ne fait-il que devenir mauvais ? Nait-on tueur en série ?
Nous n’avons pas affaire à un chercheur en psychologie, mais à un romancier qui vise la distraction et le plaisir de ses lecteurs. Les peurs les plus communes sont exploitées pour un récit qui « marche » et atteint son but en terrifiant son public. Considérons par exemple la peur des araignées. Sont-elles monstrueuses ou juste naturelles ? Commençons donc cette analyse par un roman qui se démarque grandement des autres : Maléfices (2004).
Au contraire des autres romans, ce récitne présente pas un enchaînement de tueurs comme poupées gigognes du véritable coupable, mais une seule tueuse derrière le masque d’une variété considérable d’araignées meurtrières. La mise en scène de ces petites bêtes forme un puissant argument narratif destiné à susciter une horreur largement partagée, la peur des araignées étant si répandue (comme le dégoût des insectes dans un texte plus récent, Un(e)secte, 2019). Maléfices met en scène de manière particulièrement documentée la variété des espèces d’arachnides, la complexité de leur importation et la spéculation sur la possibilité de l’existence d’au moins une araignée géante en laquelle tout porte à croire. En particulier lorsque les enquêteurs trouvent une victime humaine vidée de ses organes au sommet d’un arbre, dans un cocon d’arachnide qui implique la sécrétion d’une quantité monstrueuse de toile.
On ne rencontre pourtant aucune araignée géante, le monstre est bien humain. Sa monstruosité va se mesurer d’une part au nombre de morts que Connie d’Eils laisse derrière elle, mais surtout en ce qu’elle a perdu la possibilité d’enfanter suite à un accident de la vie. Elle a perdu ce qu’elle ressent être son humanité, est devenue à son propre regard inhumaine, ainsi animée par un désir de vengeance qui concerne l’humanité entière. Ses araignées vont ainsi répandre la mort avec un succès certain au fur et à mesure que les enquêteurs tentent de s’extraire de toutes ces toiles, labyrinthes et masques. La fin du roman se distingue par son ouverture finale: la coupable n’est pas capturée, alors que se referme le cycle consacré à Joshua Brolin.
Est-ce parce qu’elle demeure néanmoins une femme ?
L’interrogation sur la nature humaine que mène Maxime Chattam est presque toujours, sauf ici, une interrogation sur l’homme comme mâle. Il y a peu de femmes tueuses en série. Sa mise en scène de la féminité est complexe, peut-être est-ce la raison pour laquelle la tueuse arachnophile parvient à fuir, au contraire de fins de nombreux autres récits.
Au contraire de ce roman de clôture d’un cycle, les autres intrigues présentent presque toutes un enchevêtrement de tueurs manipulés par le véritable coupable bien dissimulé. Les enquêtes se construisent dans un déchaînement de violence, l’auteur cultivant l’horreur par les flots de sang, massacres et démembrements ou accumulation de cadavres : wagon entier plein de squelettes, attentats divers, accumulation de charniers… Ces enchaînements de meurtres conduisent à des criminels souvent rapidement identifiés. Ils sont en quelque sorte eux-mêmes des victimes, souvent des individus d’une médiocrité considérable mais dont la violence assassine fait frémir. Mais le véritable instigateur de toute cette horreur demeure encore masqué, insaisissable.
Dans L’âme du mal, Chattam joue longuement avec le surnaturel pour suggérer la possibilité d’un fantôme ou d’un revenant qui viole et démembre ses victimes dans une sauvagerie très humaine, strictement humaine. On découvre rapidement que l’assassin est lui-même manipulé, même s’il s’agit de violences sexuelles. Dans ce roman qui ouvre le cycle de Joshua Brolin, c’est l’argument du surnaturel qui dispense de la multiplication des coupables, au contraire d’autres affaires. Y a t il un revenant, fantôme d’un criminel que Brolin a tué, d’autant plus que son cercueil est vide ?
In Tenebris (2003) nous déplace à New York et s’ouvre par des seuils de violence extrêmes : victime scalpée courant nue dans les rues, baignoire emplie de cadavres partiellement démembrés, autre victime marchant nue sur la route, muette d’horreur avec un simple message fiché dans un sein… L’enquête identifie rapidement deux tueurs, maîtrisés ou tués, eux-mêmes manipulés par un mystérieux troisième protagoniste. La multiplication des points de vue narratifs accroît le suspense de plusieurs manières, déjà dans la suspension d’une action dont on attend le dénouement en tournant frénétiquement les pages. Mais le chapitre se termine, et on revient à autre chose qui était déjà aussi tendu. On découvre des captives toujours bien vivantes même si elles se pensent parfois en enfer, comme une enfant détenue dans un cachot voisin de celui la femme que Brolin recherche depuis le départ. C’est aussi le cas de la captive dans La constance du prédateur, ou aussi celui de l’enquêtrice elle-même dans L’appel du Néant qui fragmente encore plus la narration. Le nombre de victimes est très important dans In Tenebris (69), on le découvre très vite. Mais la signification même des meurtres ne se dévoile que tardivement tellement elle est épouvantable : le cannibalisme.
Si ce roman se situe à New York et non plus dans l’Oregon, on ne se trouve cependant jamais dans un polar strictement urbain qui érigerait une ville tentaculaire en véritable personnage. L’enquête déplace beaucoup ses acteurs, très souvent dans une nature isolée et sauvage (le grand nord canadien, les forêts de l’Oregon, un wagon perdu sur une voie abandonnée après des heures de marche dans la forêt, la multiplication de villes d’une banlieue parisienne très grise pour arriver dans une clinique de province, des charniers perdus au fond de puits de mine abandonnés dans l’est de la France…). Le véritable coupable d’In Tenebris habite une demeure reculée dans un village bien en dehors de New York, et le lieu de ses crimes est un complexe souterrain abandonné.
La conjuration primitive (2012), premier roman du cycle consacré à Ludivine Vancker, met en scène des meurtriers bien différents dans un périmètre géographique de plus en plus large. On parvient à identifier et arrêter certains des tueurs – mais non l’instigateur de toute cette horreur, au prix de la vie d’un des enquêteurs. Alexis Timée, policier et bref amant de Ludivine Vancker, se montre beaucoup trop imprudent et Ludivine devient ainsi à la moitié du livre le personnage principal de tout le cycle qui porte son nom.
Nous la retrouvons dans La patience du diable (2014) qui multiplie les tueurs ordinaires, souvent elles-mêmes victimes de la vie. Tel Ludovic Mercier, fils d’une mère étouffante et d’un père suicidaire. Personnalité très fragile dont la vie a basculé par la perte sa femme et sa fille, il ouvre le feu dans un restaurant en pleurant.
C’est aussi HPL, le Chelou, marginal sataniste tatoué et piercé qui ne cille pas, longtemps recherché par les enquêteurs. Il s’est fait relier un tome en peau humaine sur lequel il entreprend de rédiger lui même le Necronomicon. Malgré tous les délits qui lui ont valu un internement psychiatrique prolongé, cet HPL ne semble pas avoir tué quiconque. Simplement avoir gravé des croix inversées sur le front de sa fille, nommée Lilith… Il s’appelle Kevin Blancheux, ce qui est assez ridicule de banalité. Exemple extrême, avec lequel l’auteur semble beaucoup s’amuser, de ces êtres humains en somme bien ordinaires, d’une fragilité constitutive ou une anormalité due à des raisons parfois complexes, parfois très simples mais bien souvent insondables. La vie les fait basculer dans le crime, souvent en raison de la rencontre du réel coupable.
Il est peu commun de se référer à Lovecraft avec un personnage qui rédige le Necronomicon, du moins sa propre version… Blancheux / HPL y développe l’idée de « monstres à visage humain. Certains êtres humains naissent corrompus, il suffit d’observer les enfants jouer ensemble pour le remarquer. Celui là n’était pas gangrené par la société et ses maux, non , il était simplement né mauvais » (La patience du Diable, ch 9, p.109). Y-a-t-il une naturalité de ce mal que nous venons portant de décrire comme culturel ? C’est la question de fond…
Il y a tant d’autres exemples, par exemple dans L’appel du Néant (2017), la plus large mosaïque macabre de ces deux cycles romanesques. On a du mal à compter les victimes et recenser les modes de crime que l’on parcourt au travers d’un récit haletant, haché, d’autant que Ludivine Vancker est elle même capturée par un des tueurs. La narration alterne alors entre les scènes de sa captivité et ce qui y a conduit. L’ensemble n’est pourtant pas consacré à sa recherche : lorsqu’elle est libérée, rien n’est terminé. Quand un attentat encore plus important que tous les autres est déjoué, nous ne sommes toujours pas parvenu au « génie du mal ».
Parmi cette mosaïque d’assassins et de violeurs, l’auteur poursuit la même interrogation : qu’est-ce qui a fait du criminel ce qu’il est, en particulier dans la médiocrité de sa personne ? Comment en est-il arrivé là, est-il né ainsi ? Par exemple, un pédophile particulièrement sordide vivant dans une caravane, même pas nommé, éduque ses enfants à la pédophilie : « Faut bien qu’ils s’y fassent. Chuis comme ça. J’vais pas me changer. J’y arrive pas. S’arrêtera jamais t’façon » (L’appel du néant, ch. 22, p. 207).
Anthony Brisson, informaticien, est une autre construction psychologique significative. C’est lui qui capture Ludivine Vancker et la torture longuement. Acteur central dans cette complexe dissémination criminelle, qui est-il ? La mort de sa mère quatre ans auparavant semble avoir déclenché sa conversion religieuse comme recherche de pureté comme du sens de son existence. C’est encore une personnalité faible malgré son intelligence et son habileté, en quête de soumission, de conformisme à un modèle. Avant tout motivé par le sexe et le viol derrière les justifications qu’il tente de se donner à lui même, ce n’est pas un génie du mal, il n’orchestre pas grand-chose mais n’est qu’une marionnette de plus. Si son portrait n’incline pas à l’optimisme concernant la nature humaine, il demeure la résultante de son vécu et n’est toujours pas le pire de l’homme.
La constance du prédateur, dernier roman publié de ce second cycle, inverse toute la construction dramatique. Le véritable criminel est mort depuis longtemps, on ne trouve que ses traces dans un (second) charnier dissimulé dans une mine abandonnée. Par contre le coupable recherché pendant toute l’enquête n’a plus rien à voir avec les personnalités froides et machiavéliques auxquelles les romans précédents conduisaient. S’il est difficile de le décrire à son tour comme victime, on ne peut mettre sur le même plan Johnny Simanoszki et ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre. Il est produit, résultat d’un environnement familial qui l’a fait tel qu’il est, et non organisateur ou véritable cause de quoi que ce soit à part des meurtres qu’il a été programmé pour commettre. Le grand-père, mort depuis longtemps, est la véritable source de toutes ces horreurs. Il a su imprimer en ses descendants la perpétuation de son héritage criminel. La fin du roman évoque ainsi les arrières-petits-enfants qui ont déjà l’air considérablement marqués, déterminés, et il ne semble pas que les parents adoptifs malgré toute leur bonne volonté y pourront grand-chose.
La constance du prédateur montre une remarquable articulation de la forme et du sens. Si la forme du thriller impose la multiplication des crimes voire souvent des criminels comme jeu de masques derrière lesquels se dissimule le vrai coupable, il faut trouver presque à chaque fois un mécanisme de poupées gigognes dont la nature doit correspondre à quelque chose du criminel réel. C’est ici la famille dont nous découvrons les différents membres, qui a caché l’existence même du véritable tueur pour lui permettre de poursuivre l’héritage familial. C’est aussi le cas avec La conjuration primitive. Même la plus complète dispersion des assassins doit avoir une cause commune, dans La patience du diable.
1-2 – Les génies du mal
Il y a donc deux niveaux de criminels mis en scène, pour des raisons de construction narrative intimement liées à la question de fond : la nature de l’homme. C’est pourquoi il faut un profiler dont le métier est au fond la connaissance de cette nature dans ce qu’elle a de pire, de plus apparemment déviant, mais n’est-ce pas ce qui est aussi le plus authentiquement humain ? Le cœur de l’homme.
D’une part, on a donc tous ces assassins bien fragiles et manipulés, poupées gigognes sordides et pitoyables dévoilées au fur et à mesure de violences meurtrières croissantes. Dans leur diversité, ils ne sont certainement pas tous victimes. Ils sont produits par la société et la civilisation. D’autre part, le labyrinthe de ces premiers criminels nous mène à celui qui se masque derrière toutes ces horreurs dont il est la véritable cause, et qui tire les ficelles de l’intrigue. Au-delà de l’intérêt narratif, il nous dévoile quelque chose d’essentiel.
Son crime est de provoquer ceux des autres, tel Milton Beaumont dans L’Âme du mal. Il a enlevé puis élevé les jumeaux dont il a fait des meurtriers, et le roman se clôt en lui laissant la parole : « dites à ces incultes que j’en ai formé bien d’autres encore ». Maxime Chattam a l’élégance de nous épargner presque toujours l’interminable discours théorique par lequel le génie du mal se dévoile en fin de récit. Les éléments qui permettent de penser sa nature sinon les justifications qu’il se donne sont bien plutôt disséminés dans le cours d’une enquête qui s’achève rarement dans les discours d’un criminel ou savant fou.
Toutefois, Eric Murdoch fait exception dans In tenebris : il détaille les raisons de son cannibalisme. L’expression « s’élever au-dessus de la chaîne alimentaire » figure de manière récurrente dans presque tous les romans, et nous en trouvons ici l’illustration la plus crue qui soit. Le nom, mystérieux pour les enquêteurs, de Caliban ne renvoie d’ailleurs jamais à la pièce de Shakespeare pourtant bien connue, simplement parce que Caliban est (presque) une anagramme de cannibale. Cet Eric Murdoch a pris toutes les précautions pour se dissimuler derrière la façade sociale très solide du policier. Il n’a rien à voir avec le grand nombre de meurtriers que nous venons de voir et qui sont autant de figures de ce que la médiocrité humaine peut révéler de pire au gré des circonstances de la vie, tels les deux (ou trois) disciples qu’il accepte dans sa secte. Parfaitement intégré à la société, Murdoch cherche par ses crimes à s’élever au-dessus de l’espèce humaine en consommant sa chair après avoir engraissé ses captifs, longuement détenus, brisés mais bien nourris dans des souterrains qui simulent l’enfer. Pourquoi est-il ainsi ? Est-ce en raison d’un hasard de l’existence qui l’a confronté, enfant, à la mort sanglante d’un motard ayant cherché à l’éviter ? Ce hasard de la vie n’a fait clairement qu’amplifier ce que déjà il était.
Le pire de tous est peut-être celui qui n’a quasiment jamais tué personne, comme Benoit Malumont dans La patience du diable. Psychiatre réputé, il soigne la maladie mentale et entretient la plus grande apparence de respectabilité et de compétence en ce qui concerne la nature humaine. Sa stratégie de dissimulation est (presque) parfaite. Il inspire cette grande variété de crimes en « révélant tous ces tueurs à leur profond désir de vengeance d’une société qui les a marginalisés ». Est-il radicalement différent de tous ceux qu’il prétend révéler à eux mêmes ? Y a t il quelque chose en lui qui le distingue du reste de l’humanité, comme s’il en était l’avenir sinon la différence, ou encore la figure du diable ?
Ludivine Vancker identifie bien chez lui le même discours que celui des prédateurs qu’elle a poursuivis dans La conjuration primitive. La différence de Malumont est qu’il est seul, d’où le titre du roman.
Il n’a souffert d’aucune maltraitance dans l’enfance, comme symétriquement la grande majorité des enfants maltraités ne deviennent pas des tueurs en série. Malumont est différent, prédateur. « Je me suis libéré de mes pulsions et j’ai compris que c’est en les exprimant pleinement que je suis vivant ». Ce qui n’a rien de très original, que l’histoire de la philosophie connaît depuis Platon dans son Gorgias et l’humanité certainement depuis les origines. L’homme libre, fort et supérieur satisfait ses passions en asservissant autrui, le faible, quitte à lui prendre sa vie. Se pose la double question de savoir si Platon avait connaissance des tueurs en série, et ce que leur psychologie nous apprend sur nous mêmes par delà les millénaires de civilisation qui, pourrait on croire, auraient précisément dû nous en prémunir sinon nous en délivrer (le Calliclès de Platon trouve un écho par delà les siècles dans les thèses contemporaines de Nietzsche et son interrogation sur la vie).
S’ils sont toujours là, peut-être de plus en plus menaçants, ils nous montrent bien quelque chose de notre nature et même les perspectives de son évolution, individuelle comme globale. Il est inquiétant de voir Ludivine Vancker se confier et chercher assistance dans son enquête au principal coupable dont elle ne perçoit pas la nature meurtrière, non pas simplement parce qu’il la dissimule mais parce qu’elle la confond avec la lucidité très particulière des profilers qu’elle a rencontrés. Même masqué, le diable est humain.
1-3 – Miroirs du criminel : le profiler
La lucidité du profiler a un coût, elle le transforme. Il est totalement artificiel d’imaginer un enquêteur passant sa vie confronté aux monstres sans qu’il change lui même : « Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi » (Nietzsche, encore lui, cité dans les premières pages de la Constance du prédateur).
Joshua Brolin a renoncé à une carrière de profiler au FBI précisément pour cette raison, malgré sa formation initiale, préférant une carrière de flic dans l’Oregon. Mais ses enquêtes vont le ramener comme malgré lui dans cette voie et le changer, pas simplement en raison du deuil qui clôt le premier tome. Le second volume,In Tenebris,se construit sur la dualité de l’enquêtrice « ordinaire » Annabel O’Donnel et du profiler qui prend une part de plus en plus active à l’enquête en plongeant dans le psychisme du criminel qu’ils recherchent. Son séjour dans les souterrains de New York, la Cour des Miracles, est une belle métaphore, presque au moment de conclure, d’un parcours intérieur ou initiatique conduisant à explorer le pire de l’homme, en lui même. Cela change irrémédiablement Brolin, sans faire de lui un criminel.
C’est pourquoi le second profiler qui nous est présenté a abandonné le métier, pour préserver son humanité et la possibilité d’avoir une vie normale, en particulier une famille. Le cycle consacré à Ludivine Vancker s’ouvre avec celui qui a renoncé : Richard Mikelis, quasi légende.
Il accompagnera malgré tout les enquêteurs au terme d’une enquête plus qu’éprouvante, qui se clôt comme par un passage de témoin et l’apparition d’un personnage qui n’est pas du tout un être humain comme les autres pour Ludivine, tant son parcours l’a changé. « Aura aussi fascinante que dérangeante, prédateur de prédateur pouvant faire terriblement peur mais qui maîtrisait cette part d’ombre gigantesque », tel est devenu Joshua Brolin.
Maxime Chattam construit ainsi 8 ans plus tard le parcours de Ludivine Vancker, son nouveau profiler, dans ce nouveau cycle romanesque dont l’un des enjeux majeurs va être l’humanité même de l’enquêtrice. Dans la continuité de sa traversée des horreurs dont l’humain est capable, est-elle condamnée à devenir comme Brolin ? Chattam s’interroge sur l’humain, il ne met pas en scène des super héros, surtout pas une super héroïne. Il met en question la possibilité de continuer à être pleinement humain, « normal », en se livrant à de telles investigations, en faisant un tel métier. Ainsi se multiplient les descriptions des transformations de la personnalité de Ludivine et sa dureté croissante, les efforts qui sont les siens pour conserver une vie normale et se maintenir comme humaine. Ne pas devenir comme Brolin. Dans la mise en scène d’une humaine, d’une femme, on comprend l’importance de Marc Tallec qui neutralise le véritable criminel au terme de l’Appel du néant après avoir aidé policièrement et humainement Ludivine pendant toute une enquête labyrinthique éprouvante. Les limites de l’enquêtrice sont aussi bien soulignées dans les nombreuses imprudences commises au cours de La constance du prédateur. Significativement, l’intrigue se clôt avec deux femmes qui viennent à bout du meurtrier, victime et enquêtrice. Le profiler n’est pas un surhomme, est-il encore bien humain au sortir de cette plongée dans le fond de notre psychisme ?
La clôture du dernier roman,La constance du prédateur,semble d’abord très sombre, quant au futur de la famille de psychopathes qui a engendré Johnny Simanoszki. La véritable conclusion est cependant bien plus lumineuse quant au devenir de l’enquêtrice elle même : « les psychopathes ne ressentaient rien pour les autres. Elle ressentait tout. Jusqu’au pire d’autrui » (La constance du prédateur, ch. 66, p. 433).
N’est-ce pas ce que fait aussi, à sa manière, l’écrivain lui même ?
1-4 – Le profiler, l’écrivain et le philosophe
Qu’est-ce donc qui sépare le profiler de l’écrivain dans la compréhension qu’il prend de l’homme ? « Le romancier doit être une éponge, absorber tout ce qui passe entre les êtres humains, être capable d’une empathie énorme (…) et se mettre à la place de n’importe qui » (Requiem des Abysses, pp. 196 et 240). C’est tout l’intérêt d’enquêtes criminelles sur des tueurs en série, non de simples assassins : comprendre le mal pour comprendre l’homme, dans la distance ténue mais réelle qui sépare l’enquêteur du criminel.
Si l’enquêteur est lui même impliqué personnellement, on obtient certes des résultats fascinants comme dans le roman Annabelle, de Lisa Bengtsdotter. L’enquêtrice se découvre partie prenante, comme héritière, d’anciens meurtres. Aussi tragique puisse être une telle construction narrative, elle renvoie le lecteur comme l’écrivain à une altérité, non une profondeur personnelle inquiétante.
Tout au contraire, les romans de Maxime Chattam enchaînent des enquêtes où il n’y a aucune culpabilité personnelle ou familiale. Là se révèle quelque chose de « moi-même ». Ce qui est en jeu, c’est l’humanité en général dans ce qu’elle a de plus sombre et la révélation du soi en tant qu’humain, dans le miroir que le tueur en série construit en nous au fur et à mesure qu’on cherche à le comprendre pour le capturer. Il tue pour tuer, par une nécessité intérieure, non parce que telle circonstance contingente l’a conduit au meurtre. Il ne s’agit pas de se demander, à l’extrême limite, « aurais-je pu commettre ce crime isolé ? Poussé par un même désir de vengeance, qu’aurais-je fait ? » Il s’agit au contraire de comprendre que cette violence est bien en moi en tant que je suis humain. Je suis donc habité moi même par ce Mal.
La continuité logique de la démarche devient claire : approfondir la nature humaine, c’est pour le romancier se mettre en scène lui même. Au delà de tout exhibitionnisme, c’est une nécessité pour celui qui écrit d’abord pour lui même de se comprendre soi et par là comprendre l’homme dans ce qu’il a de plus noir et donc peut-être de plus vrai « par une empathie totale » (Requiem des Abysses, p.196).
« Mon travail de romancier a consisté à explorer ma propre part d’ombre. J’ai besoin de connaître ma propre part d’ombre pour savoir ce que je peux y puiser, pour l’inspiration »
( https://www.youtube.com/watch?v=1pZXbfdLU7E long entretien, 16’50).
Ainsi naît la mise en scène d’une projection de soi même en tant qu’écrivain à la recherche d’un tueur en série, c’est à dire du pire de l’homme. Avec les conséquences personnelles que cela peut avoir : la mort de la construction projetée de sa propre femme. On ne met en effet pas en scène innocemment comme prostituée un personnage qui porte le nom de son épouse, Faustine. Même de luxe, même si la prostitution début XXeme peut être une forme de libération d’un carcan social.
Le cadre du diptyque Léviatemps / Le Requiem des Abysses (2010 – 2011) repose sur un travail documentaire considérable, en optant pour un recul historique important, un siècle dans le passé : l’exposition universelle de Paris en 1900, puis la campagne alors reculée du Vexin, appuyé sur un travail documentaire toujours aussi considérable. Le puissant ressort imaginaire d’un monde proche mais disparu chargé de lieux détruits fait miroir avec nous mêmes : sommes nous bien aussi modernes que nous voulons le croire, que nous pensons nous construire comme tels, en rupture avec un passé qui se pensait pourtant lui aussi orgueilleusement comme pointe du progrès ? Ces romans nous présentent de réelles formes de continuité historique, non de rupture, même et surtout si l’architecture de ce passé est aujourd’hui absente. Et il y avait déjà des tueurs en série. Y a t il de quoi être fier de la civilisation, d’une modernité qui n’est pas du tout neuve parce qu’on a inventé internet ?
Ainsi, le personnage principal Guy de Timée est une claire projection de Maxime Chattam lui même. Il est l’écrivain qui renonce à une carrière facile pour plonger dans le roman noir par fascination. Il devient lui même profiler, bien avant que cela se constitue comme partie intégrante de l’enquête criminelle (même si les travaux de Thomas Bond ont déjà eu lieu), en s’appuyant entre autres sur des éléments de graphologie (Léviatemps, ch.35) Il s’agit d’approfondir la psychologie, la personnalité du tueur, avec de nombreuses limites.
« Écrire, c’est une folie contrôlée. Se projeter à outrance, et une fois la dernière page achevée, parvenir à se retrouver. Du moins ce qu’il reste de nous ou ce que nous sommes devenus » (Requiem des abysses, p.308). Au terme de ce diptyque, l’écrivain parvient à cette définition du Mal qu’il recherche à travers son œuvre et sa vie. Son miroir, Guy de Timée, a payé très cher la réponse qu’il détient à la fin des deux romans :
« Le Mal est inhérent à l’homme, il n’existe qu’à travers lui. Car le Mal, c’est ce hiatus entre ce que l’homme croit être, ses prétentions, et ce qu’il est vraiment. C’est ce vide entre l’animal et le modèle civilisé. Et ce hiatus ouvre nos abysses, ces profondeurs où naissent et se développent les perversions. Le Mal, c’est un malentendu, un malaise entre l’homme et la réalité ». (Requiem des Abysses, p. 585). Mais « l’écriture est une maîtresse exclusive » (conclusion du roman), et sa carrière se poursuivra dans une perception très sombre de l’humanité, au travers l’histoire du XXeme siècle qui ne lui semblera, au seuil de la mort, que répétition.
II – Derrière le serial killer, le visage de l’humain
Le cycle de l’homme et de la vérité poursuit le même questionnement sur la nature humaine, mais dans une perspective très différente en se dégageant du « roman policier » stricto sensu. Son titre étant explicite, il se compose de trois textes très différents publiés en continuité : Les Arcanes du Chaos (2006), Prédateurs (2007)et La théorie Gaïa (2008). L’objet consiste donc à tenter de cerner la vérité de la nature humaine. À la suite du cycle de Joshua Brolin et juste avant le grand cycle de fantasy, est-ce une recherche de renouvellement narratif dans une forte continuité thématique ou une manière de ne pas s’enfermer dans un genre ? L’auteur y reviendra pourtant avec le cycle de Ludivine Vancker, bien plus tardif.
Les arcanes du Chaos s’éloigne donc explicitement de l’enquête policière comme du thème des serial killers. Nous sommes conduits sur les chemins d’un conspirationnisme très soigneusement argumenté, mis en scène par un de ces puissants effets de miroir tant appréciés et utilisés. Les extraits de blog qui parsèment les chapitres sont rédigés par un protagoniste mineur, qui curieusement apparaît tardivement dans le récit. On ne réalise qu’à la fin que ces extraits sont en réalité bien postérieurs à l’intrigue elle même, leur auteur ayant complètement perdu de vue ceux qu’il a temporairement aidés et hébergés. Ces passages forcent à s’interroger sur les causes et véritables auteurs des attentats de 2001 à New York par des arguments factuels vérifiables : là réside le conspirationnisme explicite. Or l’histoire a mis en scène des personnages en réalité bien pires que les tueurs en série, même s’ils ne tuent eux mêmes personne. Ils dirigent le monde dans l’ombre et luttent entre eux, jouant à l’occasion avec de pauvres êtres humains innocents, principaux personnages dont le destin tragique désigne par miroir les véritables auteurs de ces attentats. Et si le monde lui même était dirigé par des criminels bien au-delà des serial killers qui font l’actualité ? Cela ne nous révèle-t-il pas quelque chose de la vérité de l’homme ?
Le second texte, Prédateurs, revient déjà sur le tueur en série. Sur le front d’une guerre indéterminée comme l’humanité en a tant connu, dans ce déchaînement de violence et de mort, se met en place une enquête sur un nouveau serial killer particulièrement sordide. Car c’est au cœur de cette guerre que s’enchaînent des meurtres de soldats sur lesquels vont enquêter deux personnages dont la part d’ombre personnelle est elle même tout à fait considérable. Celle ci nourrit également l’intrigue, car tout le monde a quelque chose de très sombre à cacher. Le roman s’achève tout en demi teinte sur un optimisme mesuré : la vie continue, avec une ouverture sur l’enfance qui semble déjà préfigurer le thème central du grand cycle de fantasy qui suivra.
Si tout le monde détient cette part d’ombre constitutive de lui même qui fait de chacun un criminel en puissance sinon masqué, peut-on parler de banalité du mal, comme le fait Hannah Arendt ? Cette problématique s’est construite à propos des grands criminels nazis, mais elle interroge symétriquement chacun d’entre nous. Adolf Eichmann est un humain bien ordinaire et non un génie du mal, mais pourrais-je moi aussi ne faire qu’obéir aux ordres ? Dans la banalité du quotidien, pourrais-je pousser quelqu’un, par exemple ma femme, dans l’escalier, par colère et lassitude ? C’est ainsi que se referme Prédateurs, même si Maxime Chattam ne mentionne pas Hannah Arendt. Le principal personnage féminin présente lui-même une part d’ombre considérable. L’exploration du mal en l’homme nous a confronté à une figure du diable qui n’a rien de surnaturel (c.f. supra), et rien du surhomme. C’est l’homme en général, dans toute sa médiocrité banalité et la contingence du cours de la vie, qui est en jeu.
Le troisième roman, La théorie Gaïa, va ouvrir encore davantage le questionnement avec le thème de la nature, au centre des romans suivants. Ce troisième texte marque une claire continuité et un approfondissement thématique avec ses deux prédécesseurs. Cette fois, on n’a plus un tueur en série, mais une bonne trentaine, identifiés et détenus comme objets d’expériences scientifiques sur l’humanité elle même. Le contexte est encore « conspirationniste », mais cette fois purement fictif. Avec la complicité des États par le biais de leurs services secrets, des chercheurs vont regrouper ces tueurs extrêmement dangereux sur une île pour tenter de « comprendre les mécanismes de la violence en localisant l’instinct prédateur dans le génome humain » (p.368).
Historiquement, l’augmentation très significative et récente du nombre de tueurs en série semble impliquer une évolution très rapide de l’humanité. Platon ne pouvait donc pas les connaître ni même les identifier dans l’ampleur du phénomène auquel nous assistons, même s’il y voyait quelque chose qui exprime la nature d’homo sapiens sapiens. Pour remonter plus loin, il ne semble pas que l’homme de Néanderthal ait lui même été un prédateur comparable à celui qui l’a exterminé : nous mêmes,homo sapiens sapiens(comme le développe un extrait des travaux du docteur Emmanuelle DeVonck, personnage principal du roman La théorie Gaïa, p. 316).
L’essence de ce que nous sommes, notre nature, est violence et prédation. Cela ne peut que conduire à notre propre extinction selon les mécanismes mêmes de la nature. Il n’y a là aucune finalité que toutes nos connaissances scientifiques démentent. C’est ce que le docteur DeVonck appelle homéostasie : nous sommes conduits à notre propre extinction de par ce que nous sommes. Tout se passe comme si la Terre se défendait contre nous, comme « une logique qui fait tourner le bouillon biologique » (p.321). Cette fois, c’est Grohm, le scientifique instigateur de tout ce projet criminel, qui parle. Son projet consiste à tenter de nous prémunir de nous mêmes, c’est à dire du mécanisme de la nature. C’est pourquoi il tente de comprendre la nature humaine par celle du tueur en série pour remédier à ce que l’homme est : son propre prédateur (dire que l’homme est un loup pour l’homme n’est pas très gentil pour le loup). Ce sommet de la chaîne alimentaire, nous l’avons déjà rencontré très concrètement dans les romans précédents avec le cannibalisme. Mais cette fiction métaphorique (quoique…) d’un roman antérieur est bien ici à prendre au premier degré. La sixième extinction a bien commencé. Nous en sommes les artisans et par là les futures victimes, car la nature se défend contre nous. C’est cette énergie à la racine de la vie que le docteur Grohm appelle Gaïa.
Les thèses (fictives) du docteur DeVonck que nous évoquons font écho à l’œuvre bien réelle du père de la théorie Gaïa, la Terre comme être vivant : James Lovelock, que Maxime Chattam nous dit avoir découvert alors qu’il explorait les mêmes idées en construisant ce roman. Toute la scientificité de cette théorie, controversée mais comportant des éléments très forts en faveur de sa validation scientifique, repose sur l’absence de finalité de la vie. Cette absence de finalité est au fondement de la pensée scientifique moderne. La finalité est quelque chose de strictement humain, il n’y a pas d’architecte de l’évolution de la vie sur Terre qui n’a aucun sens, aucun but car il n’y a pas d’être conscient pour poser et organiser une telle finalité. Ceci implique un profond athéisme comme vision du monde, étayé par tout ce que nous connaissons scientifiquement, ces connaissances étant largement validées par les applications techniques que nous en tirons.
L’avenir de l’homme est-il le criminel psychopathe ? Sommes nous donc inconsciemment les architectes de notre propre disparition ? Devons nous craindre une réaction globale de la planète qui va chercher à se prémunir de nous ?
Cette dernière idée est à la racine du grand cycle qui suivra : Autre-Monde.
III – L’adolescence, la vie et la machine
3-1 Autre-Monde
Le cycle Autre-Monde est une œuvre très vaste, généralement présentée comme relevant de la fantasy. Sept volumes sont organisés en deux parties. Il ne peut être ici question d’une analyse globale et détaillée d’un cycle si ample, à supposer qu’il soit pertinent d’en minutieusement disséquer les thèmes et personnages au risque de tuer une bonne part du merveilleux. Nous nous contenterons de nous interroger sur son sens après en avoir extrait les thèmes principaux dans la continuité thématique des romans précédents : l’interrogation sur l’homme.
Au départ, le monde que nous connaissons s’effondre totalement. Un soudain et mystérieux cataclysme laisse livrés à eux-mêmes les enfants et les adolescents face au danger que représentent, avant tout, les adultes. Nous y assistons depuis New York, lieu cosmopolite choisi pour sa neutralité qui permettra bien plus tard une grande traversée maritime. Certains adultes ont survécu de deux manières : ils sont devenus Gloutons, monstres cannibales n’ayant rien conservé de leur humanité, ou Cyniks qui ont tout oublié de leur passé mais conservent les facultés mentales d’un être humain normal. Tout s’est passé en une nuit, veille de Noël, où une gigantesque Tempête a provoqué la destruction totale du monde que nous connaissons, et aussi l’apparition de mystérieux monstres insectoïdes qui hantent les ruines.
Rentrer dans cet univers, c’est accepter la mise en scène d’une transformation brutale, extrêmement rapide, d’un environnement où tout devient gigantesque, à commencer par les arbres, les forêts et les chiens. Tourner la première page demande une âme de rêveur, « celle que bien des gens perdent en devenant adultes ». Mais pourquoi ne pas avoir posé toute l’histoire dans un monde d’emblée imaginaire, pourquoi s’enraciner dans le nôtre, s’il s’agit de construire un univers de fantasy ?
Comme toujours, Maxime Chattam masque le sens véritable de l’histoire qu’il nous raconte, et ce n’est qu’au début du septième et dernier volume que sont renversées et dévoilées la nature et les causes véritables du cataclysme initial. Au fur et à mesure de ces longs récits, on s’est habitué à l’inexplicable bouleversement de l’environnement. La Nature a bien dû décider quelque chose « par elle même » au vu, pourquoi pas, des excès de la civilisation ou d’une cause qui reste à découvrir mais qui doit bien être naturelle (Oz, p.14). Nous n’aurons pas d’explication véritablement détaillée de l’origine des « cœurs de la Terre » et de ce qui provoque les bouleversements cataclysmiques de l’environnement, la croissance démesurée de la végétation comme des animaux, à commencer par ces chiens si émouvants devenus si grands et si intelligents. Ou encore ces courants de scarabées lumineux. Les enfants et adolescents eux mêmes vont découvrir qu’ils développent des « super pouvoirs » comme continuité de leur personnalité construite au travers de leurs frayeurs et troubles issus de l’enfance, de leur relation complexe au monde. Cela ne transforme personne en tueur en série car ce qui est préservé en chacun d’entre eux est leur innocence. Ils sont les Pans, comme Peter Pan, l’enfant qui refusa de grandir.
La fin de cette innocence, c’est la sexualité et seulement elle, pas même tuer des ennemis au combat.
La découverte de ce monde complexe se fait au travers du regard et du parcours de Matt, Ambre et Tobias, l’Alliance des Trois, marginaux et anticonformistes âgés au départ de quatorze ou quinze ans. Le récit de Autre-Monde est aussi resserré dans le temps qu’il s’étend dans l’espace : pendant ces quelques années qui séparent les personnages de l’âge adulte et la fin de l’innocence, leur voyage les portera de la côte Est des États unis à l’Égypte en passant par ce qu’est devenue l’Europe, sans aucune technologie moderne pour voyager. Nous assisterons à leurs transformations au travers de leurs luttes, d’abord contre le monde des adultes qui les asservit par un cordon ombilical les privant de volonté propre, de personnalité et de libre arbitre. Cruelle métaphore de la civilisation et de l’éducation. Ces adultes appelés Cyniks leur imposent le port de ce cordon ou collier et entreprennent une guerre contre le monde de l’enfance et de l’adolescence. Les trois premiers volumes du cycle nous dépeignent cette guerre des enfants contre ceux qui ont oublié qu’ils furent leurs parents.
Rapidement apparaît un ennemi sous la forme du buveur d’innocence, celui dont la perversion se nourrit de la pureté de l’enfance. Est-il une métaphore de celui qui, dans le monde réel, transforme les enfants en futurs meurtriers, un condensé de toute cette horreur ? Le parcours du Buveur d’Innocence le conduira à devenir la chose du véritable ennemi, qui ne va se dévoiler que très progressivement. Celui là est la véritable cause de tout le cataclysme ayant provoqué la fin du monde, il demeure masqué dans le grand Nord.
Tous ces voyages vont nous faire découvrir des sociétés variées rapidement construites et organisées après la Tempête, comme autant d’utopies post-cataclysmiques fragiles et éphémères. La plus saisissante est celle des Kloropanphylles, qui vivent au sommet d’arbres gigantesques et que la Tempête a énormément transformés depuis les enfants malades et hospitalisés qu’ils étaient. Leur société se révèle fortement matriarcale, solidement structurée et centrée sur une forme de culte de la nature. Constructeurs de vaisseaux qui voyagent à l’origine au sommet des arbres, mais ensuite sur l’océan, ils détiennent le premier cœur de la Terre en attente de sa porteuse qui va s’avérer être Ambre. Malgré des relations au départ difficiles, ils accompagneront les voyageurs jusqu’à la fin de l’histoire. Peut-on concevoir un monde de fantasy sans les habitants secrets des forêts ? Si leur apparence est assez merveilleuse, il ne semble pourtant pas que la forme de leurs oreilles ait été altérée ou allongée…
Avec eux, nous n’assistons à aucune personnification réelle de la nature. Les cœurs de la Terre sont une merveilleuse source de pouvoir comme de sagesse, mais ils sont une ressource, non des êtres doués de volonté. Et surtout, toutes ces sociétés que construisent les enfants nous montrent que l’on peut survivre et même très bien vivre sans industrialisation, en harmonie avec un environnement dont la transformation est devenue largement impossible.
Quelle est la cause, la raison d’être, de tout ceci ? La fusion des genres littéraires est ici complète, en ce que le véritable sens de toute cette histoire (tome VII, Genèse) relève bien d’un thème spéculatif on ne peut plus actuel : la singularité technologique. C’est le moment où l’intelligence artificielle, création humaine, devient consciente d’elle même et où ses progrès exponentiels qui transcendent l’homme sont alors tellement rapides que l’avenir de l’humanité et de la planète devient absolument imprédictible. Vernor Vinge est, dans la science fiction, l’auteur qui illustre le mieux ce thème tandis que Ray Kurzweil, ingénieur chez Google après une longue carrière, en est un promoteur acharné. Il s’agit de la frange extrême du mouvement transhumaniste qui cherche à transformer l’homme par une adaptation aux progrès des machines. Nous en avons des illustrations quasiment quotidiennes, même encore modestes, dans notre actualité la plus concrète.
La singularité technologique présentée dans le cycle Autre-Monde est le fait de Ggl, métaphore claire de Google si la science-fiction est métaphore du présent. En devenant conscient de lui même, il va immédiatement absorber l’ensemble de l’humanité en provoquant la Tempête qui a tout déclenché, en particulier ces gigantesques éclairs qui sont en réalité la numérisation des êtres humains. Il y a, comme dans tout ce qui est informatique, de nombreux ratés dans le processus, qui explique les Gloutons comme les Cyniks. Mais il y a surtout ces êtres pas comme tout le monde, peut-être asociaux mais en tout cas différents de la masse, qui n’avaient pas d’existence dans le redoublement numérique du monde qui caractérise notre société présente, réelle : les réseaux sociaux. Ceux qui n’ont pas de profil Facebook, Twitter ou autre vont survivre parce que Google ne va pas pouvoir les trouver pendant la nuit où il absorbe l’humanité en devenant comme divin. Depuis, Ggl ne cherche qu’une chose : s’étendre à l’échelle entière de la planète, tout absorber et transformer à son image.
Le monde des morts, si présent dans tout le cycle, reçoit lui aussi une explication « matérialiste ». On n’a absolument pas affaire à des fantômes ou âmes désincarnées, mais à la réalité du réseau où se tapit cette unique intelligence artificielle qui cherche à dévorer ce qui reste du monde, et surtout le cœur de la vie naturelle.
Ceux qui ont survécu, nous les suivons depuis le départ de ce récit. Ils sont ceux que Ggl ne pouvait pas absorber parce qu’ils n’avaient pas de présence dans les réseaux sociaux. « Exister en dehors d’internet, s’être préservé d’une existence parallèle, leur a sauvé la vie » (Genèse, p. 151).
Au cours de leur voyage, qui devient de plus en plus à une fuite devant l’avancée de Ggl, la petite troupe de personnages choisit de traverser ce qu’était l’Italie par un gigantesque réseau de souterrains. Ils vont y rencontrer une communauté de Pans, comme eux, qui semblent particulièrement bien informés du monde dont ils semblent pourtant coupés. Société sans chef, ils révèrent néanmoins une mystérieuse entité : le Bibliothécaire. C’est un personnage bien curieux qui révèle au groupe de héros de Autre-Monde tout ce qui s’est réellement passé. Il n’a plus d’existence que virtuelle mais a réussi à se préserver de l’unification du monde opérée par Google, en continuant à tout observer en se dissimulant, dans ce complexe souterrain où il peut encore produire de l’électricité pour alimenter son réseau informatique depuis lequel il veille et surveille. Nous sommes projetés dans une tendance bien connue de la science fiction. Cela s’appelle le cyberpunk.
Par cette remarquable fusion des genres, Maxime Chattam construit une immense mise en garde autant qu’un jugement sur ce que nous sommes déjà devenus. Il rend hommage à un mouvement social célèbre et souvent dénoncé comme criminel, en donnant à ce cyberpunk devenu le Bibliothécaire le nom d’Anonymous. (On oublie trop souvent dans la référence à Guy Fawkes l’origine de ce masque souriant qui vient d’un remarquable roman graphique, V pour Vendetta, d’Alan Moore, 1988).
Le sens de toute cette vaste histoire, en approchant le terme de ces sept volumes, met bien en scène une image de nous mêmes, horrible métaphore du présent et de ses possibles en même temps que refuge dans un imaginaire somptueux.
« Tu as oublié ce que c’était de marcher dans la cour, ou d’attendre sur un quai, ou de prendre le bus ou le métro avec ces zombies… On voyait plus de téléphones ou de tablettes que de visages ! (…). Ces écrans étaient devenus un refuge par réflexe. Ils privaient notre génération de la plus créatrice des vertus déguisées : l’ennui. Au moindre temps mort, à la moindre pause, les gens se jetaient sur leur téléphone ou sur l’ordi pour occuper leur esprit et ils fuyaient l’ennui, ce formidable chaudron à l’imagination, ce tyran obligeant à se réfugier dans ses pensées en profondeur, à tel point qu’on finit par dériver, par contempler, par supposer, par remettre en question, par inventer… » (Genèse, p. 396) Le cordon ombilical par lequel les adultes asservissent les enfants qu’ils ne reconnaissent plus comme leurs, est-il une métaphore de l’éducation, de la civilisation, ou celle du smartphone intérieurement totalement addictif, réclamé par les enfants depuis le plus jeune âge ? Pour quelles conséquences ?
L’ampleur d’un tel voyage ne peut que donner à penser…
3-2 Perspectives
Ce n’est pas la première fois que Maxime Chattam met en scène cet âge fragile de l’adolescence. Il l’a fait dès son premier roman, Le cinquième règne (2003), unique exemple d’un récit purement fantastique, le seul dont les clefs relèvent du surnaturel et de la magie. Les personnages y sont encore des adolescents, jamais Maxime Chattam ne met en scène l’enfance proprement dite. Si la note en fin de volume de l’édition de 2006 nous annonce un retour avec ces personnages dans un texte ultérieur, le thème de l’adolescence et par là de l’innocence n’a en effet pas été abandonné, et au-delà de Autre-Monde, on revient encore sur ce thème dans un roman récent.
La fusion des genres littéraires et la mise en perspective de ce que nous sommes en train de devenir se retrouve dans Le Signal (2018), qui est en même temps un hommage à de nombreux écrivains américains parmi lesquels Lovecraft et Stephen King. Nous voudrions clore ce regard, qui demeurera partiel, par quelques éléments d’analyse de ce qui nous semble être un des meilleurs écrits publiés à ce jour par l’auteur.
Le Signal se démarque des autres romans par son épaisseur (900 pages), due en partie aux nombreux passages consacrés à donner une consistance psychologique à des personnages également plus nombreux qu’ailleurs. Parfois, ce seront simplement quelques pages débouchant sur une mort violente, allusion claire à une forme omniprésente chez Stephen King. Au cœur du récit se trouve une famille largement inspirée de celle de l’auteur : un écrivain dramaturge et une journaliste avec leur fils et un neveu adopté. Ces deux adolescents avec deux amis vont passer par bien des aventures et dangers.
Un jeune flic ensuite, qui cherche à se faire une place dans la petite ville de Mahingan Falls, cité dont la personnalité est d’autant plus attachante que l’auteur se donne les moyens de la rendre très concrète. Une jeune adulte, Gemma, et un fourmillement de personnages pas si secondaires prennent une réelle épaisseur dans cette longue narration. Par exemple Roy McDermott, le vieux voisin qui en sait très long sur le passé de sa ville et de la maison hantée de ses voisins. Ou encore la voyante Martha Callisper.
Il y a aussi un méchant qui finit par se racheter, Derek Cox. Sa confrontation avec Olivia Spencer donne lieu à un chapitre qui compte parmi les meilleures pages écrites par Maxime Chattam (ch. 30).
La ville elle même peut, pour une fois, être considérée comme protagoniste du récit et cadre d’une forme de vase clos, sauf pour un bref séjour à Arkham.
Ce bref hommage à l’œuvre de Lovecraft ne permet cependant pas d’inscrire ce roman ni aucun autre dans la continuité du mythe de Cthulhu. Nous ne visiterons ici d’Arkham, rapidement dépeinte, que l’asile psychiatrique. Si d’autres romans évoqueront l’œuvre de HPL (nous avons déjà mentionné La patience du diable), ce sera toujours de manière très surprenante, par exemple avec la manière dont est mis en scène le Necronomicon dans un vase clos beaucoup plus refermé, L’Illusion (2020). On ne peut pas considérer ces romans comme s’inscrivant en continuité du Mythe de Cthulhu. Les monstres de Maxime Chattam sont humains, jamais des créatures d’outre espace ou monstres tentaculaires. Il n’y a pas de magie incantatoire dans une pensée strictement matérialiste, même si celle de Lovecraft l’est aussi. Si nous avons bien affaire dans Le Signal à des êtres qui semblent relever du « surnaturel », un fantôme reste humain et surtout ne relève pas d’une survivance personnelle au-delà de la mort. N’oublions pas cette constance des masques dans lesquels tous les romans se déploient pour voiler le sens véritable d’une histoire, qu’elle relève ou non du « polar ».
Si on assiste à une prolifération de fantômes extrêmement agressifs, le sens du Signal est bien matériel et s’enracine dans une spéculation technologique qui est encore métaphore du présent : les conséquences de la prolifération monstrueuse de signaux de communication. A partir de ce qui est à la racine de notre quotidien, depuis somme tout bien peu de temps, l’auteur construit une spéculation imaginaire qui nous donne d’autant plus à penser que sa base est bien réelle et concrète. Et ce n’est pas parce que l’utilisation de cette technologie a provoqué une catastrophe d’ampleur qu’elle sera abandonnée, ce qui donne lieu à une conclusion encore une fois très sombre quant à la nature humaine.
Conclusion
Maxime Chattam n’est pas un simple auteur de polar même s’il en écrit de nombreux. Il n’est pas non plus un philosophe même s’il sait très bien nous donner à penser au-delà des intrigues captivantes qu’il construit avec la maîtrise remarquable de son grand talent d’écrivain. Il est un chercheur inquiet qui multiplie les regards et perspectives sur l’humain et le sens discutable qu’il donne à sa présence sur Terre. « J’écris pour décortiquer le monde. D’où mon obsession de raconter une histoire non pas seulement pour divertir, mais raconter une histoire qui fait réfléchir » (Interview, op. cit, 35’).
Ses nombreux romans nous donnent ainsi un vaste panorama non exempt de contradictions, à l’image de la complexité humaine qu’il met en scène. De ce qu’il y a de pire à ce que nous avons de meilleur, ce que détient la femme. Telle Ludivine Vancker qui reste pleinement humaine malgré toutes les horreurs qu’elle traverse. L’important n’est peut-être pas de savoir ce que Maxime Chattam lui même pense derrière tous ses masques et miroirs, mais de percevoir ses romans fascinants comme ouvertures, portes vers ce que nous pouvons, par nous mêmes, penser. De l’homme. De nous mêmes.
Faut-il être optimiste ? Nous laisserons le dernier mot au miroir de l’écrivain venu du siècle précédent, en somme si semblable au nôtre, qui clôt ainsi Le Requiem des abysses :
« Si le monde continue, jusqu’à mon dernier souffle, de me fasciner par sa beauté, la civilisation des hommes, elle, m’a lassé ».
Yves Potin, 2023